Louwet serrait une miche de pain contre elle, en essayant de ne pas marcher dans les flaques qui parsemaient la rue principale du village. Ses chaussures étaient éventrées depuis longtemps ; et sa robe de lin était tellement usée qu’on voyait au travers. Du haut de ses dix ans, elle n’avait pas souvenir d’avoir eu d’autres vêtements que ceux-ci.
Un petit caillou lui arriva sur la tempe. Devant elle, un groupe de gamins de son âge la regardait avec dégoût.
« Berk, nous approche pas ! »
Comme dans tous les hameaux du pays kelte, ils étaient de la race des hommes-renards, ou selon l’appellation populaire, des vulpès ; leurs principales caractéristiques étaient une queue touffue et de longues oreilles dressées sur le crâne, le tout recouvert d’une épaisse fourrure souvent rousse, parfois brune, rarement noire.
Et c’est sur ce point que Louwet n’était pas une vulpès comme les autres : son pelage gris-argent aux reflets brillants ne manquait pas d’attirer les regards, les quolibets et l’inimitié des autres habitants.
« Je suis sûr qu’elle a la peste ! C’est pour ça qu’elle est grise.
– Non, c’est ma couleur naturelle ! répliqua Louwet.
– Personne ne te croit ! Ah, t’approches pas, on t’a dit ! » s’exclama le gamin.
Il saisit un bâton et repoussa Louwet.
« Aïe ! Arrête, ça fait mal !
– Maintenant, barre-toi si tu ne veux pas prendre un autre coup ! Pestiférée ! »
La fillette échappa son pain au sol, le ramassa rapidement et continua son chemin sans se retourner.
Louwet habitait dans une ferme à l’entrée du village, chez une famille qui l’hébergeait à contrecœur. Elle toqua avec appréhension à la porte.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda la fermière en grimaçant devant la miche de pain que rapportait la petite. Elle serrait des dents de colère.
« Je ne peux même pas t’envoyer faire une course sans que tu ruines notre repas du soir ! Tu ne sers à rien !
– C’est pas moi, c’est les enfants au village qui m’ont poussé…
– Bien sûr, c’est la faute des autres ! Empotée comme tu es !
– Mais non, je…
– Tais-toi et arrête de me répondre ! Si les anciens ne nous avaient pas forcés à te garder, ça ferait longtemps que tu serais à la rue ! »
La fermière attrapa Louwet par le bras et la jeta sans ménagement dans le cellier.
« Puisque tu n’es même pas capable d'aller chercher le pain, reste donc enfermée jusqu’à demain matin ! »
Elle claqua la porte avec fracas.
Plongée dans le noir, Louwet rentra sa tête dans ses bras. Seule une petite fenêtre aux volets toujours fermés ne laissait passer qu’une lumière tamisée. Ce n’était pas la première fois qu’elle était enfermée dans cette pièce, elle avait l’habitude.
La nuit, la température descendait en flèche dans le cellier. Même en rentrant ses orteils autant que possible dans ses souliers éventrés et en tirant sur sa robe en lambeaux pour couvrir ses petites jambes, elle était toujours frigorifiée.
Le pire pour la fillette, c’était peut-être moins le froid que d’entendre la famille de paysans dans la pièce d’à côté se rassembler et parler au coin du feu.
D’ailleurs, il y avait beaucoup plus de bruits que d’habitude. Il devait y avoir une fête au village, ou bien un mariage. Elle monta sur une caisse et colla son oreille de renard sur le volet.
« Des gobelins ! Des gobelins nous attaquent ! » hurla une voix en panique.
« Des… monstres ? » murmura-t-elle.
Louwet se concentra ; elle entendait des cris, des bruits d’armes... C’était bien une attaque ! Elle se recroquevilla en espérant que les gobelins ne viennent pas jusqu’à elle. Ils étaient rentrés dans la maison et fouillaient partout.
« Il y a quelqu’un dans cette pièce. », affirma une voix gutturale.
Deux chocs contre la porte en bois et elle était enfoncée. Louwet recula jusqu’au mur du fond.
Un gobelin au visage ridé s’avança devant elle. Ramassé sur lui-même, il avait la tête couverte par une espèce de chapeau usé à larges bords et s’appuyait sur un bâton pour se déplacer ; c’était un chaman, un des rares monstres capables d’utiliser la magie.
« Une fillette vulpès ? Emmenez-la avec les autres. » dit-il en la pointant.
Il allait pour partir, mais le cristal translucide fiché dans son sceptre se mit à briller.
« Oh, voilà qui est intéressant… »
Son visage se déforma sous un sourire malsain. Il s’approcha de Louwet, lui saisit le menton, tout en agitant son bâton autour d’elle.
« Lâche… Lâche-moi ! » s’exclama-t-elle en se débattant. Un des gobelins la frappa au visage et lui ligota les mains.
Le chaman continuait de l’observer. Le cristal de son bâton brillait plus fort à mesure qu’il l’approchait d’elle. Finalement, il passa ses doigts ratatinés dans la fourrure de Louwet.
« Ces cheveux argentés… ne l’amochez pas plus ! Elle nous servira pour la suite de nos plans ! Mettez-la de côté. » dit le chaman dans sa langue.
Les guerriers gobelins saisirent Louwet par les bras et l’emmenèrent dans une carriole. Pendant qu’elle montait, elle vit le village en feu, pillé, et ses habitants enlevés.